Un racisme sans races
Relations : Y a-t-il continuité ou rupture entre le racisme d’hier et celui d’aujourd’hui qui a banni le mot race ?
Étienne
Balibar : Il y a nécessairement des continuités essentielles, d’abord
parce que les modes de pensée ou de représentation qui s’enracinent dans
les sentiments d’appartenance et dans les images de la communauté
n’évoluent que très lentement, mais surtout parce que – contrairement à
ce que mes précédentes remarques pourraient donner à penser – le racisme
n’est pas simplement un phénomène psychologique; il a toujours une
base institutionnelle. Il m’est arrivé de dire que tout racisme est un
« racisme d’État » : c’est peut-être tordre le bâton exagérément dans
l’autre sens. J’avais en vue la façon dont se développait en France
l’idéologie de la « préférence nationale », autour de laquelle la droite
et l’extrême-droite ont échangé une partie de leurs discours et de
leurs électorats ; mais je crois quand même que tout racisme est inscrit
dans des institutions et dans les « effets pathologiques » plus ou
moins accentués liés à leur fonctionnement.
Historiquement, il y a trois grands ancrages institutionnels du
racisme, qui évidemment ne sont pas complètement indépendants – et quand
l’État se charge de les « totaliser » et de les « officialiser », on
atteint des résultats terrifiants. Le premier, c’est ce que Michel
Foucault a appelé la « biopolitique » des sociétés industrielles, qui
traite le « matériel humain » comme une ressource exploitable, ce qui
implique de le sélectionner, de l’évaluer et éventuellement de
l’éliminer (ce que Bertrand Ogilvie appelle la « production de l’homme
jetable »). Le second, c’est la xénophobie, ou ce que j’avais appelé –
dans mon livre écrit avec Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës
(La Découverte, 1988) – le « supplément intérieur » du nationalisme. Il
s’agit de la représentation d’une certaine « identité » ou d’une
certaine « pureté » biologique, culturelle ou religieuse, comme un
ciment nécessaire à la préservation de l’unité nationale et à la
protection contre ses ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur (surtout
peut-être ceux de l’intérieur…). Enfin, le troisième, c’est la
représentation de la diversité des groupes humains à la surface de la
terre sous la forme d’une concurrence entre des maîtres et des esclaves,
ou simplement des civilisations « incompatibles ». Cette
représentation, qui a été considérablement développée par le
colonialisme, se reproduit dans le post-colonialisme, donc dans le monde
des nouveaux rapports de force mondiaux. C’est ce qu’on pourrait
appeler une sorte de « cosmopolitisme inversé », en opposition au
cosmopolitisme issu de la tradition des Lumières. Car il n’en découle
plus une reconnaissance mutuelle et une conscience d’appartenir à une
même humanité, mais plutôt une intensification d’intolérance et un repli
identitaire.
Eh bien, je pense qu’aucun de ces grands points d’ancrage
institutionnels n’a disparu dans le monde d’aujourd’hui, mais aussi
qu’il est très important d’analyser leurs variations. La biopolitique du
capitalisme change, de même que les inégalités, les flux de
populations, les dominations à l’échelle mondiale et même les fonctions
et les tendances du nationalisme, qui dépend lui-même des situations
nationales. C’est pourquoi l’idée de « race » se recompose, y compris en
devenant invisible : par exemple dans ce qu’on a appelé le « racisme
différentialiste » ou « culturaliste » et que j’avais moi-même appelé il
y a quelques années un « racisme sans races ».
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Extrait d’une entrevue avec le philosophe Étienne Balibar, publié dans la revue québécoise Relations (n° 763, mars 2013).
http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/
URL de cet article 19717
http://www.legrandsoir.info/un-racisme-sans-races.html
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