Une lecture créatrice et imaginative d’Althusser est possible et
nécessaire. Dans cette préface à un recueil en langue chinoise des Œuvres
d’Althusser, Étienne Balibar propose une introduction à la vie et à la
recherche du philosophe marxiste, en mettant l’accent sur la portée de
ses textes pour des lecteurs chinois. Au-delà des raisons politiques de
l’engagement philosophique d’Althusser, l’influence singulière qu’a eu
sur lui Mao Zedong, en tant que philosophe et dirigeant révolutionnaire,
est mis en lumière par Balibar. Des textes sur la contradiction à la
Révolution culturelle, l’image projetée de la Chine en Occident a marqué
la trajectoire philosophique althussérienne, aussi est-il
particulièrement nécessaire d’y revenir pour engager des relectures
fécondes de cet itinéraire marxiste.
* [icidenze rigrazia Vincenza Perilli]
Louis Althusser1 (1918-1990) est l’une des grandes figures du marxisme « critique » du XXe
siècle européen, dont l’œuvre a connu pendant quelques années un
retentissement mondial, avant de sombrer dans un oubli relatif.
Celui-ci, toutefois, semble être en train de laisser place à un nouvel
intérêt, en partie dû à la publication posthume de nombreux inédits du
philosophe, qui modifient et élargissent très sensiblement notre
perception de sa pensée, en partie dû au fait que, la conjoncture
mondiale ayant à nouveau changé par rapport à ce qu’elle était au moment
de sa mort, qui coïncidait avec la fin de la « guerre froide »,
certaines des questions qu’il a posées ou des notions qu’il a proposées
paraissent à nouveau utiles pour réfléchir sur notre présent, même si
c’est, nécessairement, dans un sens différent de celui qu’elles
revêtaient autrefois.
Né en 1918 à Alger dans une famille de la petite bourgeoisie (non pas à proprement parler une famille de « colons », mais une famille de fonctionnaires et d’employés travaillant en Algérie), Althusser reçut une éducation scolaire très classique, doublée d’une éducation religieuse très intense. Il semble que dans son adolescence, il ait été un catholique très fervent, avec des tendances mystiques et une orientation politique plutôt conservatrice. Reçu en 1939 au concours d’entrée à l’École normale supérieure de Paris (ENS), il se préparait à des études de philosophie lorsque survint la Seconde guerre mondiale. Sa vie allait en être bouleversée. Mobilisé, puis fait prisonnier par l’armée allemande avec des millions d’autres soldats français en déroute, il fut envoyé dans un camp de prisonniers (stalag) où il passa cinq années. Ses conditions d’enfermement relativement favorables (comme infirmier du camp) lui permirent toutefois de lire, travailler, et nouer de nombreuses relations, dont celles de jeunes militants communistes. À la libération, il reprit ses études à l’ENS, passa rapidement l’agrégation, puis fut lui-même nommé enseignant chargé de la préparation des élèves à l’agrégation, un poste qu’il occupa jusqu’à la fin de sa vie active et qui fit de lui le conseiller de plusieurs générations de philosophes français, dont certains (Foucault, Derrida, Serres, Bourdieu, Badiou, Bouveresse, Rancière) devinrent ensuite célèbres. Pendant une brève période, Althusser continua d’appartenir à des groupes catholiques militants (mais cette fois orientés à gauche, notamment ceux qui appuyaient l’expérience des « prêtres ouvriers », qui furent bientôt condamnés et excommuniés par l’Eglise catholique)2. Il écrivit pour eux plusieurs essais. En 1948 il adhéra au Parti communiste français, alors dirigé par Maurice Thorez. Auréolé de son rôle dans la résistance à l’occupation allemande et appuyé sur le prestige de l’URSS (qui contrôlait sa politique et ses dirigeants par l’intermédiaire du Kominform, ayant succédé au Komintern en 1943), le PCF était alors le parti politique le plus puissant de France, rivalisant avec le Gaullisme. Les espérances révolutionnaires y étaient très fortes, même si le Parti, dans le cadre du compromis de Yalta, avait en fait renoncé à essayer de conquérir le pouvoir. À la même époque, Althusser fit la connaissance d’Hélène Rytman-Legotien, qui devint sa compagne (et plus tard sa femme). Plus âgée que lui d’une dizaine d’années, elle avait été membre du PCF dès avant la guerre et d’un réseau de résistance communiste, mais elle avait été exclue du parti sous l’accusation de « déviation trotskyste » dans des conditions qui n’ont toujours pas été entièrement élucidées. Elle exerça une grande influence sur la formation des idées politiques d’Althusser et surtout sur sa représentation de l’histoire du mouvement communiste.
Pendant la période de la guerre froide, où les intellectuels communistes faisaient l’objet, sinon de répression, du moins de suspicion, et contribuaient eux-mêmes à leur isolement par une attitude intellectuelle extrêmement sectaire (sous-tendue par la doctrine philosophique des « deux sciences », énoncée en 1947 par Jdanov, et qui s’étendait aussi au domaine de la philosophie, de la littérature et de l’art), Althusser ne publia que quelques articles, essentiellement dans des revues de pédagogie où il présenta les thèses du « matérialisme historique » et du « matérialisme dialectique », ainsi qu’une discussion des courants dominants de la philosophie de l’histoire. Il se tint donc à l’écart du « marxisme militant »3. Son travail personnel – en dehors de l’enseignement de la philosophie classique – porta sur la philosophie politique et les matérialistes de la période des Lumières, ainsi que sur Pascal et Spinoza, figures antithétiques de « l’antihumanisme » à l’âge classique, qui restèrent pour lui de bout en bout des sources d’inspiration. Dans la suite de son « Diplôme d’Etudes Supérieures », consacré à « L’idée de contenu dans la philosophie de Hegel », il continua également à approfondir sa connaissance de Hegel et des « œuvres philosophiques de Marx », en particulier les œuvres de jeunesse, alors récemment publiées. Il n’y a pas de raison de douter que ses conceptions politiques aient été alors conformes à la ligne dominante des partis communistes, en particulier au moment des crises du « camp socialiste » (comme la révolution hongroise de 1956) et des guerres coloniales (dont la guerre d’Algérie, où le PCF apporta un soutien limité à l’insurrection)4.
La période suivante revêtit un caractère tout à fait différent. Avec la révélation des « crimes de Staline » au 20e Congrès du PCUS en 1956, suivi par le lancement de la « déstalinisation » au 22e congrès de 1960, l’ensemble du monde communiste (de part et d’autre du « rideau de fer ») était entré dans une époque de turbulences dont il ne devait plus sortir. Cependant la pensée de Marx était en train d’acquérir un énorme prestige en particulier dans la jeunesse étudiante, exaltée par l’exemple des guerres anti-impérialistes (en particulier l’Algérie et le Vietnam), par le succès de la révolution cubaine, et sensible à la crise montante des structures sociales autoritaires. Jean-Paul Sartre, le plus célèbre philosophe français de l’époque, avait déclaré en 1960, dans sa Critique de la raison dialectique, que le marxisme était « l’horizon philosophique indépassable de notre temps »), et la question de la nature de la théorie marxiste devint une question névralgique aussi bien pour les organisations communistes et beaucoup de leurs militants que pour de très nombreux intellectuels, en particulier des philosophes et des spécialistes des sciences humaines, des artistes, des écrivains. Les interventions d’Althusser, relatives à l’interprétation de la pensée de Marx et au problème de « l’humanisme socialiste », eurent un retentissement inattendu, d’abord en France, ensuite à l’étranger. Après la publication en 1965 de Pour Marx (recueil de ses articles de 1961 à 1965) et de Lire le Capital (écrit en collaboration avec ses élèves Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière et moi-même), Althusser devint un philosophe célèbre et suscita de nombreux débats et polémiques à l’intérieur et en dehors de cercles communistes et marxistes, en France et à l’étranger. Il apparut comme l’un des protagonistes de ce qu’il appela lui-même plus tard la « querelle de l’humanisme », qui agita toute la philosophie française. L’« antihumanisme théorique » défendu par Althusser contre les humanismes chrétiens, existentialistes, marxistes, constituait évidemment une façon indirecte de récuser la tendance dominante dans la déstalinisation khrouchtchévienne, non seulement sur le plan philosophique mais sur le plan politique. Il s’attaquait à la combinaison d’économisme et d’humanisme, caractéristique à ses yeux de l’idéologie bourgeoise dominante, au nom de laquelle certains présageaient la « convergence » des deux systèmes sociaux, le capitalisme et le socialisme. Mais il le faisait au nom d’une conception de la philosophie et avec des instruments théoriques qui n’avaient rien à voir avec ceux du « matérialisme dialectique », théorisé par Staline après la mort de Lénine et officialisé dans tout le monde communiste. Répudiant l’héritage hégélien au sein du marxisme en dépit de certaines évidences des textes, la conception de la philosophie proposée par Althusser se réclamait de l’intellectualisme et du matérialisme de Spinoza, en qui elle voyait le véritable fondateur d’une théorie de l’idéologie comme structure de l’imaginaire social, qui construit la subjectivité individuelle – une théorie à la fois annoncée et « manquée » par Marx. Elle contribua de ce fait même puissamment à la « renaissance » des études spinozistes et de l’influence du spinozisme qui marqua toute cette époque. Elle empruntait également à « l’épistémologie historique » de Cavaillès (1903-1944), Bachelard (1884-1962) et Canguilhem (1904-1995) l’idée d’une discontinuité (ou « coupure ») entre la « connaissance commune » et la « connaissance scientifique », qui permet de penser la dialectique du savoir comme un progrès sans finalité, se déroulant dans l’élément du concept et non pas sous la primauté de la conscience (dont le critère était dominant dans les théorisations de la vérité venues de Descartes, de Kant et de la phénoménologie). Enfin cette philosophie recherchait une « alliance » entre la pensée de Marx et celle de Freud, fondateur de la psychanalyse encore ignoré et même rejeté par le marxisme officiel, tel que l’avait de son côté restauré Jacques Lacan (1901-1981). Il s’agissait là pour Althusser à la fois de montrer la relation de constitution réciproque entre l’idéologie et l’inconscient, et de construire une nouvelle conception de la temporalité et de la causalité, donc de la pratique.
Par toutes ces innovations, le discours philosophique d’Althusser débordait très largement le cercle des débats entre marxistes, ou plutôt il faisait de ceux-ci un aspect d’une entreprise philosophique plus générale à laquelle, en dépit de l’incertitude de ce terme, on donna bientôt le nom de structuralisme. Althusser fut donc le point de rencontre, et de fécondation mutuelle, entre le structuralisme et le marxisme. Aux yeux de ses disciples, il fit espérer leur « fusion ». Comme tous les structuralistes, il développa une théorie du sujet qui en fait, non pas une « origine » idéale de la connaissance et de la volonté, mais un « effet » des multiples pratiques sociales, des institutions, du langage et des formations de l’imaginaire, une « action de la structure »5. À la différence des autres structuralistes, il chercha à définir une notion de la structure qui ne repose pas sur l’identification d’invariants formels (comme en mathématiques, en linguistique ou même en anthropologie) mais sur la combinaison « surdéterminée » de multiples rapports sociaux, dont la figure concrète se modifie dans chaque conjoncture historique. Il entendait ainsi faire servir la notion de structure, non seulement à l’analyse des phénomènes de reproduction sociale, mais surtout à celle des phases de révolution (dont les révolutions socialistes contemporaines étaient à ses yeux le modèle). L’histoire pourrait ainsi être pensée à la fois comme procès (sans sujet) et comme événement (sans finalité).
Je continue de penser que cette construction philosophique, ou plutôt le programme de recherches qu’elle mettait en place, constituent une grande entreprise, dont toutes les possibilités n’ont pas été épuisées. Elle laisse aussi derrière elle de belles problématiques inachevées, comme celle de la « lecture symptomale » des œuvres théoriques et artistiques (qui a certainement influencé la « déconstruction » de Derrida) et celle de la « temporalité différentielle de l’histoire » (souvent proche de la pensée de Walter Benjamin, qu’Althusser ignorait totalement) – toutes deux contenues dans les contributions d’Althusser à Lire le Capital. Cependant, dans la période suivante – dès avant les événements de Mai 68, auxquels Althusser ne participa pas, mais qui eurent sur lui un effet traumatique – Althusser fit subir à sa philosophie de profonds remaniements. Il entra dans une période d’autocritique, puis de reconstruction de sa pensée sur des bases nouvelles, mais qui ne se fixèrent jamais de façon stable. Sans oublier Spinoza, mais répudiant le structuralisme et la « coupure épistémologique », il chercha à donner à la philosophie et par voie de conséquence à la théorie de l’histoire un caractère beaucoup plus directement politique. Comme il avait été accusé à la fois par les porte-paroles officiels du PCF et par certains de ses jeunes disciples, devenus les animateurs des organisations « maoïstes » d’après mai, d’avoir sous-estimé l’importance de la lutte de classe et des positions de classe en philosophie, il entreprit de revaloriser celle-ci, bien que selon ses propres termes. Il ne faut pas oublier ici que cette tentative prend place dans un contexte marqué, en Europe, par d’importantes luttes et mouvements sociaux, mais aussi par leur déchirement entre des tendances « gauchistes », ultra-révolutionnaristes, et des tendances réformistes qui aboutirent dans les années 1970 à la constitution de ce qu’on a appelé « l’eurocommunisme », lequel échoua finalement à transformer le jeu politique en France, en Italie ou en Espagne, avant d’être recouvert par la vague néolibérale. Dans le nouveau dispositif qu’il essaye d’inventer pour sa pensée, Althusser semble alors se replier sur des problèmes plus classiquement « marxistes » (cependant que de leur côté les philosophies « poststructuralistes » s’éloignaient de plus en plus du marxisme : mais il faudrait apporter des nuances à ce diagnostic). Certains de ses problèmes ont pourtant une résonance très large, qu’on perçoit mieux aujourd’hui. Il en va ainsi notamment de sa théorie de « l’interpellation idéologique » et de la constitution des « appareils idéologiques d’État », extraite en 1971 d’un manuscrit resté alors inédit sur la reproduction des rapports sociaux6. Cette théorie constitue une contribution majeure à l’analyse des processus d’assujettissement et de subjectivation, dont on voit aujourd’hui (après la mise à jour de leurs propres inédits) qu’elle a représenté une incitation et un grand défi pour des contemporains comme Bourdieu et Foucault (aux prises avec leurs propres questions du « capital symbolique » et du « rapport de pouvoir »). Elle inspire aujourd’hui en particulier des théoriciens du droit ou des féministes qui insistent sur la « performativité » des discours (en particulier Judith Butler)7. La publication posthume du livre d’Althusser sur Machiavel, Machiavel et nous (écrit entre 1972 et 1976), permet aussi de mieux comprendre comment ces réflexions sur la reproduction des formes de l’assujettissement idéologique s’articulent à une réflexion sur l’action politique collective, qui suppose toujours de « déjouer » l’idéologie. Elles résonnent avec sa nouvelle définition « pragmatique » de la philosophie, non pas comme une méthodologie de la connaissance ou comme une exploration dialectique du concept d’histoire, mais comme une « lutte de classes dans la théorie », ou plus généralement comme un exercice stratégique de la pensée, destiné à identifier les « rapports de forces » entre les discours, même les plus abstraits, dont résultent des effets de conservation (que Gramsci appelait des effets d’hégémonie) ou de résistance et de rébellion contre l’état de choses existant.
Plutôt qu’un système, le travail philosophique d’Althusser dans cette période (constamment interrompu et dévié par les controverses politiques et les contrecoups de ses épisodes maniaco-dépressifs) constitue un vaste chantier de questions ouvertes, dans lesquelles le problème du rapport entre subjectivité et action politique s’est en quelque sorte substitué au problème du rapport entre structure sociale et conjoncture historique. Mieux, il est venu le compliquer et, dans une certaine mesure, le déconstruire. Moins encore que dans l’étape précédente, il n’y a de construction systématique complète ou de « thèses » conclusives qu’on pourrait identifier comme les principes de la « philosophie d’Althusser ». Mais il y a une « pratique théorique », un effort de pensée, tantôt hardi, tantôt plus défensif, qui témoigne des capacités de métamorphoses d’une pensée d’inspiration marxiste, et de la pertinence du croisement entre la politique et la philosophie pour interroger l’actualité, c’est-à-dire (comme dira Foucault) « l’ontologie de ce que nous sommes », dans le présent et dans le changement du présent. Cet effort, on le sait, fut interrompu par une succession d’événements tragiques qui ne sont peut-être pas sans lien entre eux : d’abord, sur le plan collectif, l’ouverture de la crise généralisée du « socialisme réel » et de la pensée marxiste (dont Althusser lui-même fit le diagnostic dans une célèbre intervention au colloque de novembre 1977 à Venise, sur « Pouvoir et opposition dans les sociétés postrévolutionnaires », organisé par les communistes dissidents du groupe italien Il Manifesto)8 ; ensuite, sur le plan personnel, le meurtre de sa femme Hélène, commis par Althusser en novembre 1980 au cours d’un épisode dépressif et délirant (qui conduisit à son internement dans un établissement psychiatrique, dont il ne sortit que pendant quelques années au milieu des années 1980).
De la période suivante datent, précisément, plusieurs documents importants, encore plus fragmentaires que les précédents (en dépit de la longueur de certains d’entre eux). D’abord un texte autobiographique : L’avenir dure longtemps (rédigé en 1984), qui ouvre précisément cette collection d’œuvres d’Althusser publiée en chinois, et qui contient de précieuses révélations sur sa vie et sur les transformations de sa pensée. Comme toujours dans le cas d’écrits autobiographiques qui ont aussi une dimension « apologétique », surdéterminée dans le cas d’Althusser par ses tendances autocritiques ou même autodestructrices, il convient de ne pas prendre pour assurées toutes les « révélations » ou « confessions » qu’il contient. On manque encore d’une biographie complète d’Althusser (celle qu’avait commencée Yann Moulier-Boutang étant restée pour l’instant inachevée)9. On retiendra surtout de cette période les écrits fragmentaires consacrés à l’idée du « matérialisme aléatoire » – une expression forgée par Althusser pour s’opposer au « matérialisme dialectique » et pour nommer le fil invisible qui relierait entre eux les philosophes atomistes de l’Antiquité gréco-latine (Démocrite, Epicure, Lucrèce) à des penseurs classiques aussi hétérogènes que Machiavel (en raison de sa théorie de la « vertu » et de la « fortune » gouvernant les événements politiques), Spinoza (en raison de son opposition absolue à l’idée d’une finalité dans la nature et dans l’histoire), Rousseau (en raison de sa présentation des commencements de la civilisation humaine comme une succession d’accidents dans le Discours sur l’Origine de l’inégalité), Marx tel que l’interprète Althusser en le « décantant » de son hégélianisme, et même certains aspects de la philosophie contemporaine (par exemple Derrida en raison de sa critique de l’idée d’origine et de sa théorie de la « dissémination » des traces). À vrai dire les thèmes du matérialisme aléatoire ne sont pas absolument nouveaux dans la pensée d’Althusser, ils ne font que radicaliser et reformuler dans un nouveau « code » philosophique des positions présentes dès le début, en particulier à travers l’insistance d’Althusser sur le primat de la « conjoncture » dans la conceptualisation de l’histoire, comme l’ont bien montré certains commentateurs récents10. Ils coexistent avec une représentation du communisme non pas comme un « stade » à venir dans l’évolution de l’humanité, mais comme un « mode de vie » ou un ensemble de pratiques qui existe déjà, dans les « interstices » de la société bourgeoise, échappant à la domination des formes marchandes – métaphore venue lointainement d’Epicure à travers certaines formules de Marx sur le développement des échanges marchands dans les « pores » ou les « marges » des communautés traditionnelles. Dans leur inachèvement et leur caractère fragmentaire, ils sont bien accordés à l’esprit d’une époque – la nôtre – qui se caractérise à la fois par une très grande incertitude quant à la pérennité des rapports de pouvoir et de domination de toute sorte, et par une multiplication de changements culturels et sociaux dont la « combinaison » en une seule forme culturelle (et a fortiori politique) est tout à fait imprévisible. Dans ce contexte, les essais fragmentaires du « dernier Althusser » ont une immense valeur d’ébranlement des valeurs établies (d’autant qu’ils ne perdent jamais de vue la question de la domination de certains êtres humains par d’autres et de leurs espoirs d’émancipation). Mais il ne faut évidemment pas en attendre des explications complètes et actuelles du monde dans lequel nous vivons.
Il est très important, et très heureux, qu’une édition des œuvres d’Althusser soit aujourd’hui présentée au public chinois, au-delà du peu qui existait jusqu’à présent11. Bien sûr, elle fait partie d’un processus plus général, qui met à la disposition des intellectuels, des universitaires, des étudiants et même du grand public de ce pays, tout l’ensemble de la production intellectuelle de l’Occident « capitaliste » dont il avait été privé pendant des décennies, et va ainsi lui permettre de jouer un grand rôle dans les échanges intellectuels du monde « mondialisé », comme c’est déjà le cas dans d’autres domaines. Il serait à souhaiter, évidemment, que le public français soit lui aussi mieux informé de ce qu’ont été et sont aujourd’hui les débats philosophiques en Chine. Pour l’instant, ce n’est vrai que de quelques spécialistes, et l’absence de traductions suffisantes constitue un obstacle presque insurmontable. À terme cela devrait conduire aussi à une réflexion conduite en commun sur les questions de traduction et la façon dont elles affectent l’universalité des catégories de pensée et le partage des histoires12. Mais je pense aussi qu’il y a des raisons spéciales pour lesquelles les lecteurs chinois peuvent s’intéresser à la trajectoire intellectuelle et politique d’Althusser, car celle-ci a croisé la Chine – plus précisément le communisme chinois construit autour de la « pensée de Mao Zedong » – à différentes reprises, et en a été très profondément influencée. D’un autre côté, nous avons besoin nous-même d’un regard critique sur cette rencontre, car il est probable qu’elle était très dépendante de certaines mythologies répandues en Occident, dont il nous faut rectifier les déformations et les excès. La réaction de lecteurs chinois à l’image que nous leur renvoyons de leur histoire pourrait évidemment nous y aider.
La première « rencontre » d’Althusser avec la pensée de Mao s’est produite en deux temps, autour du texte « Sur la contradiction », généralement présenté aujourd’hui dans le cadre des « Quatre Essais philosophiques » censés avoir été rédigés par Mao Zedong à partir de ses cours de matérialisme dialectique dispensés à Yenan en 1937. Ce texte avait été traduit dans la revue officielle du PCF, les Cahiers du Communisme, en 1952. Nous savons aujourd’hui qu’Althusser avait été bouleversé par la lecture de ce texte, qui avait fait sur lui l’effet d’une révélation13. D’une part Mao, dirigeant de la révolution chinoise victorieuse moins de trois ans auparavant, lui apparaissait comme un « nouveau Lénine » : en effet, pour la première fois depuis 1917, le dirigeant d’un parti communiste qui était à la fois un philosophe marxiste de premier plan (donc un philosophe tout court) et un stratège politique de génie, conduisait les forces révolutionnaires à la victoire, et se montrait capable d’en réfléchir conceptuellement les fondements. Il incarnait donc l’unité de la théorie et de la pratique. D’autre part l’exposé de Mao, entièrement consacré à la « loi de l’unité des contraires inhérente aux choses », considérée comme « loi fondamentale de la dialectique matérialiste », ne comportait aucune allusion à d’autres « lois » (contrairement à l’exposé de Staline dans Matérialisme dialectique et matérialisme historique de 1938, lui-même inspiré par les notes d’Engels « sur la dialectique de la nature »), et il omettait complètement, en particulier, la loi de la « négation de la négation » qui est l’héritage le plus évident de la « logique » hégélienne dans le marxisme officiel. Enfin, dans sa présentation des notions de « contradiction principale et contradiction secondaire », « aspect principal et aspect secondaire de la contradiction », « contradictions antagoniques et non-antagoniques », et des possibilités de permutations entre ces différents termes, qui commandent leur utilisation politique, il ne se contentait pas d’indications formelles, mais faisait abondamment référence aux particularités de la révolution chinoise (en particulier les fluctuations de son rapport avec le nationalisme). Suivant le témoignage de Lucien Sève, Althusser considéra alors qu’on se trouvait en présence d’une innovation décisive dans l’histoire de la philosophie marxiste, de nature à renouveler complètement sa compréhension et son enseignement (en particulier dans les « écoles de parti ») et à mettre fin au dogmatisme et au formalisme qui les caractérisaient à ses yeux. Mais, dans l’immédiat, il n’en fit aucun usage public14.
Cet usage intervint dix ans plus tard, lorsque, sommé de répondre aux critiques soulevées par son article « Contradiction et surdétermination » de décembre 1962 (ultérieurement repris dans Pour Marx, 1965), il entreprit de proposer une refonte intégrale du problème de la dialectique matérialiste, dans l’article précisément intitulé « Sur la dialectique matérialiste (De l’inégalité des origines) » (paru dans La Pensée en août 1963, puis également réédité dans Pour Marx). Je n’entreprendrai pas ici de résumer cet essai, qu’on lira dans le volume correspondant de la traduction chinoise, et qui est l’un des plus célèbres de son auteur, « pierre d’angle » de ce que j’ai décrit plus haut comme sa première philosophie. Je voudrais seulement attirer l’attention sur le fait qu’Althusser fait ici de Mao le porteur, sinon l’inventeur, de deux idées qui, à ses yeux, marquent la « coupure » avec l’héritage hégélien dans le marxisme : d’une part l’idée de la complexité des composantes d’une totalité (essentiellement une totalité sociale, historique, comme la Russie de 1917, ou la Chine des années 1930, ou la France des années 1960), qui serait irréductible à un principe simple, unique, ou encore à l’expression d’une essence ; d’autre part l’idée de l’inégalité constitutive de tout développement ou processus, qui fait que l’accentuation des contradictions ne conduit pas à des « dépassements » (comme dans le schéma hégélien de la négation de la négation), mais à des « déplacements », des « condensations » et des « ruptures ». Il s’agit là de l’aspect philosophique « pur » des développements d’Althusser, mais il convient de s’interroger aussi sur leur dimension politique « conjoncturelle ». Le problème vient du fait que, en 1963, Mao Zedong était un auteur mal connu dans le PCF et, de toute façon, considéré comme insuffisamment orthodoxe (au même titre que Gramsci d’ailleurs, même si c’était pour des raisons opposées). Cette mauvaise réception était surdéterminée par le développement déjà bien avancé des désaccords politiques entre le PC Chinois et le PC soviétique, qui marquait le début et contenait certains des prodromes de ce qui allait devenir la grande scission du communisme d’État au XXe siècle. Dans ce conflit, le PC français avait pris position, finalement, pour la position soviétique, donc pour Khrouchtchev contre Mao, mais ce ralliement n’avait pas été immédiat, loin de là. En 1956, au moment du 20e Congrès du PCUS, Thorez et Mao avaient été les seuls dirigeants communistes à citer Staline (mort en 1953) dans leurs discours, et ils s’étaient conjointement opposés à la publication du « rapport secret » de Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline, qui lançait la déstalinisation. Comment ne pas se demander alors quel effet devait produire sur les cadres et les dirigeants du PCF la conjonction, dans les textes d’Althusser, d’une critique de l’humanisme, d’une dénonciation de la catégorie de « culte de la personnalité » (présentée comme « introuvable dans le marxisme »), du refus d’employer la notion de « stalinisme » (à laquelle il préféra toujours celle de « déviation stalinienne »), enfin de références élogieuses au génie philosophique de Mao ? Très vraisemblablement comme une tentative de perpétuer les vieilles résistances à la déstalinisation plutôt que comme le fondement d’une nouvelle « critique de gauche » du stalinisme, qui était probablement plus conforme à ses objectifs. À quoi s’ajoute le fait que la déstalinisation dans le PCF (et d’autres partis communistes) était plus verbale que réelle, et ne touchait en rien le mode de fonctionnement du parti (qualifié de « centralisme démocratique »).
Il n’est évidemment pas question de suggérer que les intentions d’Althusser, en commentant comme il le faisait le texte de Mao sur la contradiction, se ramènent à des calculs tactiques, ou à des tentatives de jouer sur les tensions internes de l’appareil du parti. Je crois plutôt qu’il voulait montrer, contre tout contrôle et toute discipline imposée, qu’un intellectuel communiste dont l’engagement est irréprochable pouvait et devait « prendre son bien » théorique en toute liberté, là où il le trouvait (d’ailleurs il citait également Gramsci, bien que de façon plus critique, et en cherchant à le dissocier de la façon dont il était alors utilisé pour justifier la ligne du PC Italien sous la direction de Togliatti, qu’on peut caractériser comme « ultra-khrouchtchévienne », favorable à une déstalinisation plus radicale). Mais je pense aussi qu’Althusser ne pouvait pas être assez naïf pour ne pas savoir que, dans le monde communiste, les références à des autorités théoriques fonctionnent toujours comme des instruments de classification et d’identification des intellectuels, auxquels on ne faisait pas confiance pour éviter par eux-mêmes les « déviations ». Et de toute façon ces références devaient grandement faciliter, après coup, le rapprochement d’Althusser avec les positions « prochinoises », tout en y engendrant de nouveaux malentendus15.
Rapprochement et malentendus interviennent quelques années plus tard, dans ce qu’on peut considérer comme la seconde rencontre d’Althusser et du maoïsme. Mais elle se fait dans des conditions et avec des objectifs bien différents. Lorsque se crée, en décembre 1966, l’UJCML, organisation officiellement « maoïste » issue d’une scission de l’Union des Etudiants Communistes encouragée par les autorités chinoises, beaucoup des dirigeants de ce groupe sont des élèves ou des disciples d’Althusser, en particulier Robert Linhart avec qui il maintiendra toujours son amitié et réfléchira plus tard à de nombreux sujets, depuis les origines du retournement de l’URSS en régime totalitaire jusqu’à la pratique militante de « l’enquête ouvrière ». Ces raisons personnelles ne sont pas les seules. On observe alors en Occident chez les intellectuels communistes les plus « radicaux » (ou les plus opposés aux stratégies « démocratiques parlementaires » mises en œuvre – sans grand succès – par les partis communistes occidentaux) un immense intérêt pour la Révolution Culturelle chinoise (officiellement lancée en 1966), interprétée ou plutôt imaginée par eux comme un mouvement de démocratisation radicale, qui serait dirigé contre le bureaucratisme du parti et de l’État chinois, lancé par de jeunes ouvriers et étudiants, et appuyé par Mao Zedong contre les dirigeants « embourgeoisés » de son propre parti et les « tendances capitalistes » dans le socialisme. D’où la sympathie d’Althusser pour le mouvement maoïste à ses débuts (bien qu’il fût certainement opposé à la scission), et le « double jeu » auquel pendant quelque temps il se livra entre la discipline du PCF, qu’il espérait toujours influencer, et la collaboration avec les jeunes maoïstes. En 1967 précisément (dans le numéro 14 des « Cahiers Marxistes-Léninistes – Organe théorique et politique de l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes », daté de novembre-décembre 1966) paraissait un article anonyme « Sur la révolution culturelle », qui était en fait rédigé par lui, comme on le sut immédiatement16. Dans cet article Althusser se réfère aux déclarations du PC Chinois expliquant et légitimant la révolution culturelle, mais il en donne une interprétation fondée sur sa propre reconstruction du matérialisme historique en termes d’instances ou de niveaux de la formation sociale, telle que l’avaient inaugurée Pour Marx et Lire le Capital. La révolution culturelle en tant que « révolution idéologique de masse » viendrait révolutionner la superstructure idéologique, de même que la prise du pouvoir s’attaque à la superstructure politique et la transformation des rapports de production à l’infrastructure économique. Et cette révolution dans la superstructure idéologique serait, à long terme, la condition même du succès des deux autres, donc un moment décisif de la lutte des classes, qui se déroule justement dans l’idéologie (faite d’attitudes ou de mœurs autant et plus que d’idées – une idée qu’on retrouvera plus tard dans sa définition des « appareils idéologiques d’État »)17.
Le double jeu ainsi pratiqué par Althusser lui coûta extrêmement cher sur le plan politique aussi bien que sur le plan affectif, car il lui valut d’être immédiatement dénoncé, avec une grande violence, par les porte-paroles des deux camps. On peut donc se demander ce qui conduisit Althusser à prendre ce risque. En plus des raisons personnelles que j’ai déjà évoquées, et compte tenu du fait que – sur la base d’informations erronées relevant en réalité de la propagande – le véritable détail des événements se déroulant en Chine lui était inconnu, ce qui le conduisait à voir les éléments de la « critique de gauche du stalinisme » là où elle n’existait sans doute pas, ou n’était pas « l’aspect principal », je crois qu’il y avait une raison plus générale, ancrée dans le convictions « communistes » les plus profondes d’Althusser. La scission du mouvement communiste international lui apparaissait comme un phénomène dramatique, affaiblissant non seulement le « camp socialiste » mais l’ensemble des forces anticapitalistes et anti-impérialistes. Mais il pensait, ou espérait, qu’elle serait provisoire, en raison de l’affrontement commun avec l’impérialisme. Il n’imaginait visiblement pas que ce fussent l’impérialisme et le capitalisme qui puissent, au contraire, « jouer » sur les antagonismes idéologiques et géopolitiques entre pays socialistes pour les assujettir à sa stratégie et préparer leur « changement de camp ». Et je présume qu’il pensait aussi que, le jour où la réunification se ferait, des « philosophes marxistes » devraient se trouver là pour accompagner cette relance révolutionnaire d’une refonte de la théorie marxiste, agissant en quelque sorte comme des médiateurs « évanouissants » (ou « disparaissant dans leur propre intervention », comme il l’écrirait dans Lénine et la philosophie en 1968). C’est pourquoi aussi – bien entendu il ne s’agit là que d’une hypothèse de ma part – il voulait entretenir des amitiés dans chaque camp, ou ne se couper de personne (objectif évidemment irréalisable, et destiné à se retourner contre lui).
Je n’entends pas suggérer que ces vicissitudes du rapport d’Althusser à la « pensée Mao Zedong » et aux mouvements maoïstes en Occident contiennent le « secret » des déplacements de sa pensée philosophique et politique – même si elles contribuent à en expliquer les tensions internes. Je veux encore moins suggérer qu’elles formeraient la raison principale pour laquelle des lecteurs chinois d’aujourd’hui peuvent s’intéresser à la pensée d’Althusser et à son histoire. Je tenais néanmoins à les résumer à mes risques et périls pour une raison qui va au-delà de l’anecdote : dans le monde d’aujourd’hui, la Chine qui continue à se réclamer de Mao non seulement comme fondateur de son État (alors que la Russie ne se réclame plus de Lénine), mais comme inspirateur de sa politique, occupe une position tout à fait paradoxale. Officiellement désignée comme « socialiste » et gouvernée par un « parti communiste », elle est devenue la puissance tendanciellement hégémonique du monde capitaliste, même si c’est sous des formes institutionnelles qui lui sont tout-à-fait propres, très différentes du « libéralisme » et même du « néo-libéralisme ». Nous avons besoin, pour envisager notre avenir commun, de comprendre à la fois son histoire réelle et l’image qui en a été perçue à l’étranger (en particulier par des philosophes et des théoriciens de la « révolution » et de la « lutte des classes »), pour faire la différence entre les deux et instituer de nouveaux concepts, mais aussi de nouvelles images. La communication au public chinois des œuvres d’Althusser, accompagnée d’une connaissance aussi précise que possible de leur contexte, fait partie (même modestement) de cette compréhension.
Il me reste à remercier une fois de plus ceux qui m’ont demandé de rédiger cette introduction, et à souhaiter une bonne lecture, aussi critique et imaginative que possible, à tous les lecteurs à venir de la collection qui commence.
Paris, le 22 mars 2015
Né en 1918 à Alger dans une famille de la petite bourgeoisie (non pas à proprement parler une famille de « colons », mais une famille de fonctionnaires et d’employés travaillant en Algérie), Althusser reçut une éducation scolaire très classique, doublée d’une éducation religieuse très intense. Il semble que dans son adolescence, il ait été un catholique très fervent, avec des tendances mystiques et une orientation politique plutôt conservatrice. Reçu en 1939 au concours d’entrée à l’École normale supérieure de Paris (ENS), il se préparait à des études de philosophie lorsque survint la Seconde guerre mondiale. Sa vie allait en être bouleversée. Mobilisé, puis fait prisonnier par l’armée allemande avec des millions d’autres soldats français en déroute, il fut envoyé dans un camp de prisonniers (stalag) où il passa cinq années. Ses conditions d’enfermement relativement favorables (comme infirmier du camp) lui permirent toutefois de lire, travailler, et nouer de nombreuses relations, dont celles de jeunes militants communistes. À la libération, il reprit ses études à l’ENS, passa rapidement l’agrégation, puis fut lui-même nommé enseignant chargé de la préparation des élèves à l’agrégation, un poste qu’il occupa jusqu’à la fin de sa vie active et qui fit de lui le conseiller de plusieurs générations de philosophes français, dont certains (Foucault, Derrida, Serres, Bourdieu, Badiou, Bouveresse, Rancière) devinrent ensuite célèbres. Pendant une brève période, Althusser continua d’appartenir à des groupes catholiques militants (mais cette fois orientés à gauche, notamment ceux qui appuyaient l’expérience des « prêtres ouvriers », qui furent bientôt condamnés et excommuniés par l’Eglise catholique)2. Il écrivit pour eux plusieurs essais. En 1948 il adhéra au Parti communiste français, alors dirigé par Maurice Thorez. Auréolé de son rôle dans la résistance à l’occupation allemande et appuyé sur le prestige de l’URSS (qui contrôlait sa politique et ses dirigeants par l’intermédiaire du Kominform, ayant succédé au Komintern en 1943), le PCF était alors le parti politique le plus puissant de France, rivalisant avec le Gaullisme. Les espérances révolutionnaires y étaient très fortes, même si le Parti, dans le cadre du compromis de Yalta, avait en fait renoncé à essayer de conquérir le pouvoir. À la même époque, Althusser fit la connaissance d’Hélène Rytman-Legotien, qui devint sa compagne (et plus tard sa femme). Plus âgée que lui d’une dizaine d’années, elle avait été membre du PCF dès avant la guerre et d’un réseau de résistance communiste, mais elle avait été exclue du parti sous l’accusation de « déviation trotskyste » dans des conditions qui n’ont toujours pas été entièrement élucidées. Elle exerça une grande influence sur la formation des idées politiques d’Althusser et surtout sur sa représentation de l’histoire du mouvement communiste.
Pendant la période de la guerre froide, où les intellectuels communistes faisaient l’objet, sinon de répression, du moins de suspicion, et contribuaient eux-mêmes à leur isolement par une attitude intellectuelle extrêmement sectaire (sous-tendue par la doctrine philosophique des « deux sciences », énoncée en 1947 par Jdanov, et qui s’étendait aussi au domaine de la philosophie, de la littérature et de l’art), Althusser ne publia que quelques articles, essentiellement dans des revues de pédagogie où il présenta les thèses du « matérialisme historique » et du « matérialisme dialectique », ainsi qu’une discussion des courants dominants de la philosophie de l’histoire. Il se tint donc à l’écart du « marxisme militant »3. Son travail personnel – en dehors de l’enseignement de la philosophie classique – porta sur la philosophie politique et les matérialistes de la période des Lumières, ainsi que sur Pascal et Spinoza, figures antithétiques de « l’antihumanisme » à l’âge classique, qui restèrent pour lui de bout en bout des sources d’inspiration. Dans la suite de son « Diplôme d’Etudes Supérieures », consacré à « L’idée de contenu dans la philosophie de Hegel », il continua également à approfondir sa connaissance de Hegel et des « œuvres philosophiques de Marx », en particulier les œuvres de jeunesse, alors récemment publiées. Il n’y a pas de raison de douter que ses conceptions politiques aient été alors conformes à la ligne dominante des partis communistes, en particulier au moment des crises du « camp socialiste » (comme la révolution hongroise de 1956) et des guerres coloniales (dont la guerre d’Algérie, où le PCF apporta un soutien limité à l’insurrection)4.
La période suivante revêtit un caractère tout à fait différent. Avec la révélation des « crimes de Staline » au 20e Congrès du PCUS en 1956, suivi par le lancement de la « déstalinisation » au 22e congrès de 1960, l’ensemble du monde communiste (de part et d’autre du « rideau de fer ») était entré dans une époque de turbulences dont il ne devait plus sortir. Cependant la pensée de Marx était en train d’acquérir un énorme prestige en particulier dans la jeunesse étudiante, exaltée par l’exemple des guerres anti-impérialistes (en particulier l’Algérie et le Vietnam), par le succès de la révolution cubaine, et sensible à la crise montante des structures sociales autoritaires. Jean-Paul Sartre, le plus célèbre philosophe français de l’époque, avait déclaré en 1960, dans sa Critique de la raison dialectique, que le marxisme était « l’horizon philosophique indépassable de notre temps »), et la question de la nature de la théorie marxiste devint une question névralgique aussi bien pour les organisations communistes et beaucoup de leurs militants que pour de très nombreux intellectuels, en particulier des philosophes et des spécialistes des sciences humaines, des artistes, des écrivains. Les interventions d’Althusser, relatives à l’interprétation de la pensée de Marx et au problème de « l’humanisme socialiste », eurent un retentissement inattendu, d’abord en France, ensuite à l’étranger. Après la publication en 1965 de Pour Marx (recueil de ses articles de 1961 à 1965) et de Lire le Capital (écrit en collaboration avec ses élèves Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière et moi-même), Althusser devint un philosophe célèbre et suscita de nombreux débats et polémiques à l’intérieur et en dehors de cercles communistes et marxistes, en France et à l’étranger. Il apparut comme l’un des protagonistes de ce qu’il appela lui-même plus tard la « querelle de l’humanisme », qui agita toute la philosophie française. L’« antihumanisme théorique » défendu par Althusser contre les humanismes chrétiens, existentialistes, marxistes, constituait évidemment une façon indirecte de récuser la tendance dominante dans la déstalinisation khrouchtchévienne, non seulement sur le plan philosophique mais sur le plan politique. Il s’attaquait à la combinaison d’économisme et d’humanisme, caractéristique à ses yeux de l’idéologie bourgeoise dominante, au nom de laquelle certains présageaient la « convergence » des deux systèmes sociaux, le capitalisme et le socialisme. Mais il le faisait au nom d’une conception de la philosophie et avec des instruments théoriques qui n’avaient rien à voir avec ceux du « matérialisme dialectique », théorisé par Staline après la mort de Lénine et officialisé dans tout le monde communiste. Répudiant l’héritage hégélien au sein du marxisme en dépit de certaines évidences des textes, la conception de la philosophie proposée par Althusser se réclamait de l’intellectualisme et du matérialisme de Spinoza, en qui elle voyait le véritable fondateur d’une théorie de l’idéologie comme structure de l’imaginaire social, qui construit la subjectivité individuelle – une théorie à la fois annoncée et « manquée » par Marx. Elle contribua de ce fait même puissamment à la « renaissance » des études spinozistes et de l’influence du spinozisme qui marqua toute cette époque. Elle empruntait également à « l’épistémologie historique » de Cavaillès (1903-1944), Bachelard (1884-1962) et Canguilhem (1904-1995) l’idée d’une discontinuité (ou « coupure ») entre la « connaissance commune » et la « connaissance scientifique », qui permet de penser la dialectique du savoir comme un progrès sans finalité, se déroulant dans l’élément du concept et non pas sous la primauté de la conscience (dont le critère était dominant dans les théorisations de la vérité venues de Descartes, de Kant et de la phénoménologie). Enfin cette philosophie recherchait une « alliance » entre la pensée de Marx et celle de Freud, fondateur de la psychanalyse encore ignoré et même rejeté par le marxisme officiel, tel que l’avait de son côté restauré Jacques Lacan (1901-1981). Il s’agissait là pour Althusser à la fois de montrer la relation de constitution réciproque entre l’idéologie et l’inconscient, et de construire une nouvelle conception de la temporalité et de la causalité, donc de la pratique.
Par toutes ces innovations, le discours philosophique d’Althusser débordait très largement le cercle des débats entre marxistes, ou plutôt il faisait de ceux-ci un aspect d’une entreprise philosophique plus générale à laquelle, en dépit de l’incertitude de ce terme, on donna bientôt le nom de structuralisme. Althusser fut donc le point de rencontre, et de fécondation mutuelle, entre le structuralisme et le marxisme. Aux yeux de ses disciples, il fit espérer leur « fusion ». Comme tous les structuralistes, il développa une théorie du sujet qui en fait, non pas une « origine » idéale de la connaissance et de la volonté, mais un « effet » des multiples pratiques sociales, des institutions, du langage et des formations de l’imaginaire, une « action de la structure »5. À la différence des autres structuralistes, il chercha à définir une notion de la structure qui ne repose pas sur l’identification d’invariants formels (comme en mathématiques, en linguistique ou même en anthropologie) mais sur la combinaison « surdéterminée » de multiples rapports sociaux, dont la figure concrète se modifie dans chaque conjoncture historique. Il entendait ainsi faire servir la notion de structure, non seulement à l’analyse des phénomènes de reproduction sociale, mais surtout à celle des phases de révolution (dont les révolutions socialistes contemporaines étaient à ses yeux le modèle). L’histoire pourrait ainsi être pensée à la fois comme procès (sans sujet) et comme événement (sans finalité).
Je continue de penser que cette construction philosophique, ou plutôt le programme de recherches qu’elle mettait en place, constituent une grande entreprise, dont toutes les possibilités n’ont pas été épuisées. Elle laisse aussi derrière elle de belles problématiques inachevées, comme celle de la « lecture symptomale » des œuvres théoriques et artistiques (qui a certainement influencé la « déconstruction » de Derrida) et celle de la « temporalité différentielle de l’histoire » (souvent proche de la pensée de Walter Benjamin, qu’Althusser ignorait totalement) – toutes deux contenues dans les contributions d’Althusser à Lire le Capital. Cependant, dans la période suivante – dès avant les événements de Mai 68, auxquels Althusser ne participa pas, mais qui eurent sur lui un effet traumatique – Althusser fit subir à sa philosophie de profonds remaniements. Il entra dans une période d’autocritique, puis de reconstruction de sa pensée sur des bases nouvelles, mais qui ne se fixèrent jamais de façon stable. Sans oublier Spinoza, mais répudiant le structuralisme et la « coupure épistémologique », il chercha à donner à la philosophie et par voie de conséquence à la théorie de l’histoire un caractère beaucoup plus directement politique. Comme il avait été accusé à la fois par les porte-paroles officiels du PCF et par certains de ses jeunes disciples, devenus les animateurs des organisations « maoïstes » d’après mai, d’avoir sous-estimé l’importance de la lutte de classe et des positions de classe en philosophie, il entreprit de revaloriser celle-ci, bien que selon ses propres termes. Il ne faut pas oublier ici que cette tentative prend place dans un contexte marqué, en Europe, par d’importantes luttes et mouvements sociaux, mais aussi par leur déchirement entre des tendances « gauchistes », ultra-révolutionnaristes, et des tendances réformistes qui aboutirent dans les années 1970 à la constitution de ce qu’on a appelé « l’eurocommunisme », lequel échoua finalement à transformer le jeu politique en France, en Italie ou en Espagne, avant d’être recouvert par la vague néolibérale. Dans le nouveau dispositif qu’il essaye d’inventer pour sa pensée, Althusser semble alors se replier sur des problèmes plus classiquement « marxistes » (cependant que de leur côté les philosophies « poststructuralistes » s’éloignaient de plus en plus du marxisme : mais il faudrait apporter des nuances à ce diagnostic). Certains de ses problèmes ont pourtant une résonance très large, qu’on perçoit mieux aujourd’hui. Il en va ainsi notamment de sa théorie de « l’interpellation idéologique » et de la constitution des « appareils idéologiques d’État », extraite en 1971 d’un manuscrit resté alors inédit sur la reproduction des rapports sociaux6. Cette théorie constitue une contribution majeure à l’analyse des processus d’assujettissement et de subjectivation, dont on voit aujourd’hui (après la mise à jour de leurs propres inédits) qu’elle a représenté une incitation et un grand défi pour des contemporains comme Bourdieu et Foucault (aux prises avec leurs propres questions du « capital symbolique » et du « rapport de pouvoir »). Elle inspire aujourd’hui en particulier des théoriciens du droit ou des féministes qui insistent sur la « performativité » des discours (en particulier Judith Butler)7. La publication posthume du livre d’Althusser sur Machiavel, Machiavel et nous (écrit entre 1972 et 1976), permet aussi de mieux comprendre comment ces réflexions sur la reproduction des formes de l’assujettissement idéologique s’articulent à une réflexion sur l’action politique collective, qui suppose toujours de « déjouer » l’idéologie. Elles résonnent avec sa nouvelle définition « pragmatique » de la philosophie, non pas comme une méthodologie de la connaissance ou comme une exploration dialectique du concept d’histoire, mais comme une « lutte de classes dans la théorie », ou plus généralement comme un exercice stratégique de la pensée, destiné à identifier les « rapports de forces » entre les discours, même les plus abstraits, dont résultent des effets de conservation (que Gramsci appelait des effets d’hégémonie) ou de résistance et de rébellion contre l’état de choses existant.
Plutôt qu’un système, le travail philosophique d’Althusser dans cette période (constamment interrompu et dévié par les controverses politiques et les contrecoups de ses épisodes maniaco-dépressifs) constitue un vaste chantier de questions ouvertes, dans lesquelles le problème du rapport entre subjectivité et action politique s’est en quelque sorte substitué au problème du rapport entre structure sociale et conjoncture historique. Mieux, il est venu le compliquer et, dans une certaine mesure, le déconstruire. Moins encore que dans l’étape précédente, il n’y a de construction systématique complète ou de « thèses » conclusives qu’on pourrait identifier comme les principes de la « philosophie d’Althusser ». Mais il y a une « pratique théorique », un effort de pensée, tantôt hardi, tantôt plus défensif, qui témoigne des capacités de métamorphoses d’une pensée d’inspiration marxiste, et de la pertinence du croisement entre la politique et la philosophie pour interroger l’actualité, c’est-à-dire (comme dira Foucault) « l’ontologie de ce que nous sommes », dans le présent et dans le changement du présent. Cet effort, on le sait, fut interrompu par une succession d’événements tragiques qui ne sont peut-être pas sans lien entre eux : d’abord, sur le plan collectif, l’ouverture de la crise généralisée du « socialisme réel » et de la pensée marxiste (dont Althusser lui-même fit le diagnostic dans une célèbre intervention au colloque de novembre 1977 à Venise, sur « Pouvoir et opposition dans les sociétés postrévolutionnaires », organisé par les communistes dissidents du groupe italien Il Manifesto)8 ; ensuite, sur le plan personnel, le meurtre de sa femme Hélène, commis par Althusser en novembre 1980 au cours d’un épisode dépressif et délirant (qui conduisit à son internement dans un établissement psychiatrique, dont il ne sortit que pendant quelques années au milieu des années 1980).
De la période suivante datent, précisément, plusieurs documents importants, encore plus fragmentaires que les précédents (en dépit de la longueur de certains d’entre eux). D’abord un texte autobiographique : L’avenir dure longtemps (rédigé en 1984), qui ouvre précisément cette collection d’œuvres d’Althusser publiée en chinois, et qui contient de précieuses révélations sur sa vie et sur les transformations de sa pensée. Comme toujours dans le cas d’écrits autobiographiques qui ont aussi une dimension « apologétique », surdéterminée dans le cas d’Althusser par ses tendances autocritiques ou même autodestructrices, il convient de ne pas prendre pour assurées toutes les « révélations » ou « confessions » qu’il contient. On manque encore d’une biographie complète d’Althusser (celle qu’avait commencée Yann Moulier-Boutang étant restée pour l’instant inachevée)9. On retiendra surtout de cette période les écrits fragmentaires consacrés à l’idée du « matérialisme aléatoire » – une expression forgée par Althusser pour s’opposer au « matérialisme dialectique » et pour nommer le fil invisible qui relierait entre eux les philosophes atomistes de l’Antiquité gréco-latine (Démocrite, Epicure, Lucrèce) à des penseurs classiques aussi hétérogènes que Machiavel (en raison de sa théorie de la « vertu » et de la « fortune » gouvernant les événements politiques), Spinoza (en raison de son opposition absolue à l’idée d’une finalité dans la nature et dans l’histoire), Rousseau (en raison de sa présentation des commencements de la civilisation humaine comme une succession d’accidents dans le Discours sur l’Origine de l’inégalité), Marx tel que l’interprète Althusser en le « décantant » de son hégélianisme, et même certains aspects de la philosophie contemporaine (par exemple Derrida en raison de sa critique de l’idée d’origine et de sa théorie de la « dissémination » des traces). À vrai dire les thèmes du matérialisme aléatoire ne sont pas absolument nouveaux dans la pensée d’Althusser, ils ne font que radicaliser et reformuler dans un nouveau « code » philosophique des positions présentes dès le début, en particulier à travers l’insistance d’Althusser sur le primat de la « conjoncture » dans la conceptualisation de l’histoire, comme l’ont bien montré certains commentateurs récents10. Ils coexistent avec une représentation du communisme non pas comme un « stade » à venir dans l’évolution de l’humanité, mais comme un « mode de vie » ou un ensemble de pratiques qui existe déjà, dans les « interstices » de la société bourgeoise, échappant à la domination des formes marchandes – métaphore venue lointainement d’Epicure à travers certaines formules de Marx sur le développement des échanges marchands dans les « pores » ou les « marges » des communautés traditionnelles. Dans leur inachèvement et leur caractère fragmentaire, ils sont bien accordés à l’esprit d’une époque – la nôtre – qui se caractérise à la fois par une très grande incertitude quant à la pérennité des rapports de pouvoir et de domination de toute sorte, et par une multiplication de changements culturels et sociaux dont la « combinaison » en une seule forme culturelle (et a fortiori politique) est tout à fait imprévisible. Dans ce contexte, les essais fragmentaires du « dernier Althusser » ont une immense valeur d’ébranlement des valeurs établies (d’autant qu’ils ne perdent jamais de vue la question de la domination de certains êtres humains par d’autres et de leurs espoirs d’émancipation). Mais il ne faut évidemment pas en attendre des explications complètes et actuelles du monde dans lequel nous vivons.
Il est très important, et très heureux, qu’une édition des œuvres d’Althusser soit aujourd’hui présentée au public chinois, au-delà du peu qui existait jusqu’à présent11. Bien sûr, elle fait partie d’un processus plus général, qui met à la disposition des intellectuels, des universitaires, des étudiants et même du grand public de ce pays, tout l’ensemble de la production intellectuelle de l’Occident « capitaliste » dont il avait été privé pendant des décennies, et va ainsi lui permettre de jouer un grand rôle dans les échanges intellectuels du monde « mondialisé », comme c’est déjà le cas dans d’autres domaines. Il serait à souhaiter, évidemment, que le public français soit lui aussi mieux informé de ce qu’ont été et sont aujourd’hui les débats philosophiques en Chine. Pour l’instant, ce n’est vrai que de quelques spécialistes, et l’absence de traductions suffisantes constitue un obstacle presque insurmontable. À terme cela devrait conduire aussi à une réflexion conduite en commun sur les questions de traduction et la façon dont elles affectent l’universalité des catégories de pensée et le partage des histoires12. Mais je pense aussi qu’il y a des raisons spéciales pour lesquelles les lecteurs chinois peuvent s’intéresser à la trajectoire intellectuelle et politique d’Althusser, car celle-ci a croisé la Chine – plus précisément le communisme chinois construit autour de la « pensée de Mao Zedong » – à différentes reprises, et en a été très profondément influencée. D’un autre côté, nous avons besoin nous-même d’un regard critique sur cette rencontre, car il est probable qu’elle était très dépendante de certaines mythologies répandues en Occident, dont il nous faut rectifier les déformations et les excès. La réaction de lecteurs chinois à l’image que nous leur renvoyons de leur histoire pourrait évidemment nous y aider.
La première « rencontre » d’Althusser avec la pensée de Mao s’est produite en deux temps, autour du texte « Sur la contradiction », généralement présenté aujourd’hui dans le cadre des « Quatre Essais philosophiques » censés avoir été rédigés par Mao Zedong à partir de ses cours de matérialisme dialectique dispensés à Yenan en 1937. Ce texte avait été traduit dans la revue officielle du PCF, les Cahiers du Communisme, en 1952. Nous savons aujourd’hui qu’Althusser avait été bouleversé par la lecture de ce texte, qui avait fait sur lui l’effet d’une révélation13. D’une part Mao, dirigeant de la révolution chinoise victorieuse moins de trois ans auparavant, lui apparaissait comme un « nouveau Lénine » : en effet, pour la première fois depuis 1917, le dirigeant d’un parti communiste qui était à la fois un philosophe marxiste de premier plan (donc un philosophe tout court) et un stratège politique de génie, conduisait les forces révolutionnaires à la victoire, et se montrait capable d’en réfléchir conceptuellement les fondements. Il incarnait donc l’unité de la théorie et de la pratique. D’autre part l’exposé de Mao, entièrement consacré à la « loi de l’unité des contraires inhérente aux choses », considérée comme « loi fondamentale de la dialectique matérialiste », ne comportait aucune allusion à d’autres « lois » (contrairement à l’exposé de Staline dans Matérialisme dialectique et matérialisme historique de 1938, lui-même inspiré par les notes d’Engels « sur la dialectique de la nature »), et il omettait complètement, en particulier, la loi de la « négation de la négation » qui est l’héritage le plus évident de la « logique » hégélienne dans le marxisme officiel. Enfin, dans sa présentation des notions de « contradiction principale et contradiction secondaire », « aspect principal et aspect secondaire de la contradiction », « contradictions antagoniques et non-antagoniques », et des possibilités de permutations entre ces différents termes, qui commandent leur utilisation politique, il ne se contentait pas d’indications formelles, mais faisait abondamment référence aux particularités de la révolution chinoise (en particulier les fluctuations de son rapport avec le nationalisme). Suivant le témoignage de Lucien Sève, Althusser considéra alors qu’on se trouvait en présence d’une innovation décisive dans l’histoire de la philosophie marxiste, de nature à renouveler complètement sa compréhension et son enseignement (en particulier dans les « écoles de parti ») et à mettre fin au dogmatisme et au formalisme qui les caractérisaient à ses yeux. Mais, dans l’immédiat, il n’en fit aucun usage public14.
Cet usage intervint dix ans plus tard, lorsque, sommé de répondre aux critiques soulevées par son article « Contradiction et surdétermination » de décembre 1962 (ultérieurement repris dans Pour Marx, 1965), il entreprit de proposer une refonte intégrale du problème de la dialectique matérialiste, dans l’article précisément intitulé « Sur la dialectique matérialiste (De l’inégalité des origines) » (paru dans La Pensée en août 1963, puis également réédité dans Pour Marx). Je n’entreprendrai pas ici de résumer cet essai, qu’on lira dans le volume correspondant de la traduction chinoise, et qui est l’un des plus célèbres de son auteur, « pierre d’angle » de ce que j’ai décrit plus haut comme sa première philosophie. Je voudrais seulement attirer l’attention sur le fait qu’Althusser fait ici de Mao le porteur, sinon l’inventeur, de deux idées qui, à ses yeux, marquent la « coupure » avec l’héritage hégélien dans le marxisme : d’une part l’idée de la complexité des composantes d’une totalité (essentiellement une totalité sociale, historique, comme la Russie de 1917, ou la Chine des années 1930, ou la France des années 1960), qui serait irréductible à un principe simple, unique, ou encore à l’expression d’une essence ; d’autre part l’idée de l’inégalité constitutive de tout développement ou processus, qui fait que l’accentuation des contradictions ne conduit pas à des « dépassements » (comme dans le schéma hégélien de la négation de la négation), mais à des « déplacements », des « condensations » et des « ruptures ». Il s’agit là de l’aspect philosophique « pur » des développements d’Althusser, mais il convient de s’interroger aussi sur leur dimension politique « conjoncturelle ». Le problème vient du fait que, en 1963, Mao Zedong était un auteur mal connu dans le PCF et, de toute façon, considéré comme insuffisamment orthodoxe (au même titre que Gramsci d’ailleurs, même si c’était pour des raisons opposées). Cette mauvaise réception était surdéterminée par le développement déjà bien avancé des désaccords politiques entre le PC Chinois et le PC soviétique, qui marquait le début et contenait certains des prodromes de ce qui allait devenir la grande scission du communisme d’État au XXe siècle. Dans ce conflit, le PC français avait pris position, finalement, pour la position soviétique, donc pour Khrouchtchev contre Mao, mais ce ralliement n’avait pas été immédiat, loin de là. En 1956, au moment du 20e Congrès du PCUS, Thorez et Mao avaient été les seuls dirigeants communistes à citer Staline (mort en 1953) dans leurs discours, et ils s’étaient conjointement opposés à la publication du « rapport secret » de Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline, qui lançait la déstalinisation. Comment ne pas se demander alors quel effet devait produire sur les cadres et les dirigeants du PCF la conjonction, dans les textes d’Althusser, d’une critique de l’humanisme, d’une dénonciation de la catégorie de « culte de la personnalité » (présentée comme « introuvable dans le marxisme »), du refus d’employer la notion de « stalinisme » (à laquelle il préféra toujours celle de « déviation stalinienne »), enfin de références élogieuses au génie philosophique de Mao ? Très vraisemblablement comme une tentative de perpétuer les vieilles résistances à la déstalinisation plutôt que comme le fondement d’une nouvelle « critique de gauche » du stalinisme, qui était probablement plus conforme à ses objectifs. À quoi s’ajoute le fait que la déstalinisation dans le PCF (et d’autres partis communistes) était plus verbale que réelle, et ne touchait en rien le mode de fonctionnement du parti (qualifié de « centralisme démocratique »).
Il n’est évidemment pas question de suggérer que les intentions d’Althusser, en commentant comme il le faisait le texte de Mao sur la contradiction, se ramènent à des calculs tactiques, ou à des tentatives de jouer sur les tensions internes de l’appareil du parti. Je crois plutôt qu’il voulait montrer, contre tout contrôle et toute discipline imposée, qu’un intellectuel communiste dont l’engagement est irréprochable pouvait et devait « prendre son bien » théorique en toute liberté, là où il le trouvait (d’ailleurs il citait également Gramsci, bien que de façon plus critique, et en cherchant à le dissocier de la façon dont il était alors utilisé pour justifier la ligne du PC Italien sous la direction de Togliatti, qu’on peut caractériser comme « ultra-khrouchtchévienne », favorable à une déstalinisation plus radicale). Mais je pense aussi qu’Althusser ne pouvait pas être assez naïf pour ne pas savoir que, dans le monde communiste, les références à des autorités théoriques fonctionnent toujours comme des instruments de classification et d’identification des intellectuels, auxquels on ne faisait pas confiance pour éviter par eux-mêmes les « déviations ». Et de toute façon ces références devaient grandement faciliter, après coup, le rapprochement d’Althusser avec les positions « prochinoises », tout en y engendrant de nouveaux malentendus15.
Rapprochement et malentendus interviennent quelques années plus tard, dans ce qu’on peut considérer comme la seconde rencontre d’Althusser et du maoïsme. Mais elle se fait dans des conditions et avec des objectifs bien différents. Lorsque se crée, en décembre 1966, l’UJCML, organisation officiellement « maoïste » issue d’une scission de l’Union des Etudiants Communistes encouragée par les autorités chinoises, beaucoup des dirigeants de ce groupe sont des élèves ou des disciples d’Althusser, en particulier Robert Linhart avec qui il maintiendra toujours son amitié et réfléchira plus tard à de nombreux sujets, depuis les origines du retournement de l’URSS en régime totalitaire jusqu’à la pratique militante de « l’enquête ouvrière ». Ces raisons personnelles ne sont pas les seules. On observe alors en Occident chez les intellectuels communistes les plus « radicaux » (ou les plus opposés aux stratégies « démocratiques parlementaires » mises en œuvre – sans grand succès – par les partis communistes occidentaux) un immense intérêt pour la Révolution Culturelle chinoise (officiellement lancée en 1966), interprétée ou plutôt imaginée par eux comme un mouvement de démocratisation radicale, qui serait dirigé contre le bureaucratisme du parti et de l’État chinois, lancé par de jeunes ouvriers et étudiants, et appuyé par Mao Zedong contre les dirigeants « embourgeoisés » de son propre parti et les « tendances capitalistes » dans le socialisme. D’où la sympathie d’Althusser pour le mouvement maoïste à ses débuts (bien qu’il fût certainement opposé à la scission), et le « double jeu » auquel pendant quelque temps il se livra entre la discipline du PCF, qu’il espérait toujours influencer, et la collaboration avec les jeunes maoïstes. En 1967 précisément (dans le numéro 14 des « Cahiers Marxistes-Léninistes – Organe théorique et politique de l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes », daté de novembre-décembre 1966) paraissait un article anonyme « Sur la révolution culturelle », qui était en fait rédigé par lui, comme on le sut immédiatement16. Dans cet article Althusser se réfère aux déclarations du PC Chinois expliquant et légitimant la révolution culturelle, mais il en donne une interprétation fondée sur sa propre reconstruction du matérialisme historique en termes d’instances ou de niveaux de la formation sociale, telle que l’avaient inaugurée Pour Marx et Lire le Capital. La révolution culturelle en tant que « révolution idéologique de masse » viendrait révolutionner la superstructure idéologique, de même que la prise du pouvoir s’attaque à la superstructure politique et la transformation des rapports de production à l’infrastructure économique. Et cette révolution dans la superstructure idéologique serait, à long terme, la condition même du succès des deux autres, donc un moment décisif de la lutte des classes, qui se déroule justement dans l’idéologie (faite d’attitudes ou de mœurs autant et plus que d’idées – une idée qu’on retrouvera plus tard dans sa définition des « appareils idéologiques d’État »)17.
Le double jeu ainsi pratiqué par Althusser lui coûta extrêmement cher sur le plan politique aussi bien que sur le plan affectif, car il lui valut d’être immédiatement dénoncé, avec une grande violence, par les porte-paroles des deux camps. On peut donc se demander ce qui conduisit Althusser à prendre ce risque. En plus des raisons personnelles que j’ai déjà évoquées, et compte tenu du fait que – sur la base d’informations erronées relevant en réalité de la propagande – le véritable détail des événements se déroulant en Chine lui était inconnu, ce qui le conduisait à voir les éléments de la « critique de gauche du stalinisme » là où elle n’existait sans doute pas, ou n’était pas « l’aspect principal », je crois qu’il y avait une raison plus générale, ancrée dans le convictions « communistes » les plus profondes d’Althusser. La scission du mouvement communiste international lui apparaissait comme un phénomène dramatique, affaiblissant non seulement le « camp socialiste » mais l’ensemble des forces anticapitalistes et anti-impérialistes. Mais il pensait, ou espérait, qu’elle serait provisoire, en raison de l’affrontement commun avec l’impérialisme. Il n’imaginait visiblement pas que ce fussent l’impérialisme et le capitalisme qui puissent, au contraire, « jouer » sur les antagonismes idéologiques et géopolitiques entre pays socialistes pour les assujettir à sa stratégie et préparer leur « changement de camp ». Et je présume qu’il pensait aussi que, le jour où la réunification se ferait, des « philosophes marxistes » devraient se trouver là pour accompagner cette relance révolutionnaire d’une refonte de la théorie marxiste, agissant en quelque sorte comme des médiateurs « évanouissants » (ou « disparaissant dans leur propre intervention », comme il l’écrirait dans Lénine et la philosophie en 1968). C’est pourquoi aussi – bien entendu il ne s’agit là que d’une hypothèse de ma part – il voulait entretenir des amitiés dans chaque camp, ou ne se couper de personne (objectif évidemment irréalisable, et destiné à se retourner contre lui).
Je n’entends pas suggérer que ces vicissitudes du rapport d’Althusser à la « pensée Mao Zedong » et aux mouvements maoïstes en Occident contiennent le « secret » des déplacements de sa pensée philosophique et politique – même si elles contribuent à en expliquer les tensions internes. Je veux encore moins suggérer qu’elles formeraient la raison principale pour laquelle des lecteurs chinois d’aujourd’hui peuvent s’intéresser à la pensée d’Althusser et à son histoire. Je tenais néanmoins à les résumer à mes risques et périls pour une raison qui va au-delà de l’anecdote : dans le monde d’aujourd’hui, la Chine qui continue à se réclamer de Mao non seulement comme fondateur de son État (alors que la Russie ne se réclame plus de Lénine), mais comme inspirateur de sa politique, occupe une position tout à fait paradoxale. Officiellement désignée comme « socialiste » et gouvernée par un « parti communiste », elle est devenue la puissance tendanciellement hégémonique du monde capitaliste, même si c’est sous des formes institutionnelles qui lui sont tout-à-fait propres, très différentes du « libéralisme » et même du « néo-libéralisme ». Nous avons besoin, pour envisager notre avenir commun, de comprendre à la fois son histoire réelle et l’image qui en a été perçue à l’étranger (en particulier par des philosophes et des théoriciens de la « révolution » et de la « lutte des classes »), pour faire la différence entre les deux et instituer de nouveaux concepts, mais aussi de nouvelles images. La communication au public chinois des œuvres d’Althusser, accompagnée d’une connaissance aussi précise que possible de leur contexte, fait partie (même modestement) de cette compréhension.
Il me reste à remercier une fois de plus ceux qui m’ont demandé de rédiger cette introduction, et à souhaiter une bonne lecture, aussi critique et imaginative que possible, à tous les lecteurs à venir de la collection qui commence.
Paris, le 22 mars 2015
- [Le titre du texte est de la rédction de Période] C’est pour moi un très grand honneur de préfacer l’édition chinoise d’une collection très étendue des Œuvres de Louis Althusser (1918-1990) dont j’ai été d’abord l’élève à l’Ecole Normale Supérieure de Paris (entre 1960 et 1965), puis le collaborateur (en particulier pour le livre collectif Lire le Capital, issu d’un séminaire tenu sous sa direction en 1964-1965). Je dois cet honneur à l’amicale insistance des responsables de cette édition chinoise, et particulièrement de M. Wu Zhifeng, qui est venu me trouver à Paris, où il séjournait en particulier pour consulter les Archives Althusser détenues par l’IMEC, et avec qui j’ai eu plusieurs conversations très intéressantes. Je veux les remercier tous de leur confiance et leur dire mon amitié. Ce signe d’amitié s’étend aussi, bien entendu, aux futurs lecteurs des ouvrages publiés ici. Comme ces ouvrages proviennent d’un continent éloigné, avec qui les communications ont longtemps été difficiles, et dont l’histoire moderne est très différente de la leur (même si nous sommes maintenant entrés ensemble dans la « mondialisation »), et remontent à une époque qui (sauf pour les plus anciens d’entre eux) appartient à un passé « historique », c’est-à-dire oublié, ils auront peut-être des difficultés à reconstituer toutes les intentions et les sous-entendus des textes qu’ils vont lire. Je suis sûr que les présentations et les annotations des éditeurs vont leur faciliter grandement la tâche. De mon côté, je veux me limiter ici à quelques considérations générales introductives sur la personne et l’œuvre de Louis Althusser, suivies de quelques remarques sur les raisons qui rendent une traduction de ses œuvres en chinois particulièrement significative, et même importante. [↩]
- Il s’agit du groupe « Jeunesse de l’Eglise », dont les animateurs étaient le Père Maurice Montuclard O.P. et sa compagne Marie Aubertin. L’ouvrage de Thierry Keck Jeunesse de l’Eglise 1936-1955. Aux sources de la crise progressiste en France, Préface d’Etienne Fouilloux, Editions Karthala Paris XX04, donne d’abondants détails sur l’importance du rôle qu’y joua le jeune Althusser (déjà indiquée dans la biographie de Yann Moulier Boutang) et des amitiés durables qu’il y noua. [Note ajoutée pour la parution française] [↩]
- Jdanov est cité en exergue dans un texte de jeunesse d’Althusser, aux accents très staliniens : « Le retour à Hegel. Dernier mot du révisionnisme universitaire », dirigé contre Jean Hyppolite (dont il deviendra plus tard l’ami et le collaborateur à l’ENS, et défendra souvent l’interprétation de Hegel contre celle de Kojève) (texte publié en 1950 dans La Nouvelle Critique, réédité in Ecrits philosophiques et politiques, Tome I, Stock-IMEC, 1994, p. 243-260). [Note ajoutée pour la parution française] [↩]
- Très révélatrice est, de ce point de vue, l’analyse du gaullisme proposée dans l’ouvrage inédit de 1978, « Marx dans ses limites » (in Ecrits politiques et philosophiques, Tome I, cit., p. 428 sq.) [Note ajoutée pour la parution française] [↩]
- Cette expression fut forgée par un groupe de disciples communs d’Althusser et de Lacan (Yves Duroux, Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner). Voir la réédition des Cahiers pour l’Analyse (revue du Cercle d’Epistémologie de l’Ecole Normale Supérieure) procurée par l’Université de Kingston, volume 9 (article signé par J.-A. Miller seul) (http://cahiers.kingston.ac.uk/pdf/cpa9.6.miller.pdf). [↩]
- Louis Althusser, Sur la reproduction, Presses Universitaires de France, Collection « Actuel Marx Confrontations », 2e édition, 2011. [↩]
- Voir Judith Butler, The Psychic Life of Power. Theories in Subjection (1997) et Excitable Speech. A Politics of the Performative (1997). [↩]
- Il Manifesto : Pouvoir et opposition dans les sociétés postrévolutionnaires , Editions du Seuil, Paris 1978. L’intervention d’Althusser est également reproduite aujourd’hui dans le volume : Louis Althusser, Solitude de Machiavel, Editions préparée et commentée par Yves Sintomer, PUF, Actuel Marx Confrontations, 1998 (pages 267-280). [↩]
- Yann Moulier-Boutang, Louis Althusser : une biographie (1re partie), Grasset, 1992 (réédition en 2002, Le Livre de poche). [↩]
- En particulier Emilio de Ipola dans son livre Althusser, El infinito adios, Siglo XXI Editores, 2007 (trad. fr. Althusser. L’adieu infini, Préface d’Etienne Balibar, PUF 2012, et Warren Montag, dans son livre Althusser and His Contemporaries: Philosophy’s Perpetual War, Duke University Press, 2013. [↩]
- J’ai plaisir à rappeler ici – grâce aux indications que me donne M. Wu Zhifeng – qu’il y a eu une édition « hors commerce » de Pour Marx avec en Appendice les Éléments d’autocritique de 1972, traduite par Mr. Gu Liang, The Commercial Press, Péking, Octobre, 1984. Il s’agissait d’une édition « à l’intérieur», réservée pour certains lecteurs. Auparavant, Mr. Gu Liang avait traduit l’essai « Marxisme et Humanisme », et l’avait publié dans la revue International Philosophy Today(Décembre, 1979) : ce fut le premier article d’Althusser publié en Chine. J’ai fait personnellement la connaissance de Gu Liang en 1983 à l’occasion du colloque pour le Centenaire de la mort de Marx organisé par Georges Labica à l’Université de Paris-10 Nanterre, et nous sommes devenus amis. Traducteur professionnel aux Editions en langues étrangères de Pékin, il avait notamment participé à la traduction française des œuvres de Mao Zedong, mais pendant le « temps libre » qu’il gagnait sur le sommeil, il traduisait aussi en chinois les œuvres de philosophes et d’historiens français qui lui paraissaient importants. Je veux ici saluer son rôle de pionnier dans l’introduction de l’œuvre d’Althusser en Chine. [↩]
- Pour la langue anglaise, des travaux très intéressants existent aujourd’hui, par exemple ceux de Lydia Liu (Professeure à Beijing et à New York), qui a dirigé le volume Tokens of Exchange: The Problem of Translation in Global Circulations, Duke University Press, 2000. [↩]
- Ces informations ont été données par le philosophe Lucien Sève, dans sa communication au colloque sur l’œuvre d’Althusser organisé en mars 2015 par la revue La Pensée. Lui-même ancien élève d’Althusser à l’ENS, puis son ami, Sève fut l’un des protagonistes du débat des années 1960 au sein du PCF autour de la dialectique et de l’humanisme marxiste. Après que (au Comité Central d’Argenteuil, en 1966), la direction du PCF eu « réglé » le conflit entre le marxisme humaniste de Roger Garaudy et le marxisme « antihumaniste » d’Althusser en les renvoyant dos à dos, Lucien Sève devint officieusement le philosophe du parti, en désaccord avec Althusser sur le « renversement de la dialectique » et la possibilité de l’anthropologie philosophique, mais toujours personnellement en très bons termes avec lui. La publication annoncée de leur correspondance, s’étendant sur plus de trente ans, constituera un document de première importance pour comprendre cette période du communisme français et la place qu’y occupa Althusser. [↩]
- La question de l’attribution de ces textes philosophiques à Mao Zedong, et surtout celle de leur degré d’originalité par rapport aux « modèles » soviétiques qu’il avait étudié et dont il avait pu s’inspirer, a donné lieu à de nombreuses discussions et polémiques : cf. l’étude détaillée de Nick Knight, Marxist Philosophy in China: From Qu Qiubai to Mao Zedong, 1923-1945 (Dordrecht: Springer, 2005), où l’on apprend en particulier que l’étude Sur la contradiction n’était que l’un des exposés consacrés par Mao Zedong aux « lois de la dialectique », ce qui veut dire qu’il n’avait pas, en réalité, « éliminé la négation de la négation ». Il reste quand même tout à fait significatif que ce soit seulement cet exposé sur la contradiction comme « identité des contraires » que Mao a voulu publier (et sans doute retravailler) pour lui donner une large diffusion. D’autre part le recueil des « Essais philosophiques » paru en 1966 comprend d’autres textes (notamment « De la pratique », également issu des cours de Yenan), auxquels Althusser ne s’est jamais intéressé. [↩]
- Dans une correspondance suscitée par la communication que je lui avais faite de cette préface, Lydia Liu me signale une coïncidence très intéressante qui appellerait des recherches supplémentaires. Sa question était la suivante : « As I go back to Althusser’s critique of humanism in 1964, it occurred to me that a similar critique was undertaken in China, especially by literary critic Chou Yang. Both Althusser and Chou were targeting the USSR. I wanted to consult with you about Althusser’s knowledge of Chou Yang’s work in 1963-64. Was he aware of this work? Or did Althusser follow the articles published in Peking Review? Did the French left-wing intellectuals and communists read this journal Peking Review regularly? If not, did you have other access to the theoretical work done by Chinese Marxist intellectuals in the 1960s?” Sur ma réponse que – à ma connaissance du moins – Althusser n’était pas au courant de cette critique (en tout cas ne s’y référait pas), Lydia Liu m’écrit encore ceci: “Indeed, both Althusser and Chou Yang (literary critic and one time Minister of Culture) were reacting to Khrouchtchev’s revisionism and it’s not surprising that they made the same argument about “humanism”, calling it petty-bourgeois ideology. I am fascinated by this because Chou Yang had participated in the first Afro-Asian Writers Conference in Tashkent in 1958 (inspired by Bandung) where Third-World writers relied on “humanism » to condemn the inhumanity of colonialism and imperialism (in the same vein as would Frantz Fanon in Les Damnés de la Terre). I’m still trying to sort out the complex entanglement between “socialist humanism” which you discuss in the context of “désaccords politiques entre le PC chinois et le PC soviétique” and the Bandung inspired humanism. I wonder if there’s more to the geopolitics of humanism than “petty-bourgeois ideology.” I emphasize geopolitics because the State Department of the U.S. tried to infiltrate the Bandung conference by mobilizing a number of Asian countries (Pakistan, the Philippines, Japan, etc.) to speak on its behalf, forcing Chou Enlai to make a concession to human rights as embodied by “the Universal Declaration of Human Rights”. Some of the declassified documents seem to direct our attention to other interpretations of “humanism” in the Cold War outside Marxist discussions.” [Note ajoutée pour la parution française] [↩]
- On peut trouver cet article, posté en 2013 sur le site de la revue électronique Décalages. An Althusser Studies Journal : http://scholar.oxy.edu/decalages/vol1/iss1/8/ [↩]
- Dans cette brève signalisation de la « seconde rencontre » d’Althusser avec le maoïsme, je centre l’attention sur ses relations avec les étudiants fondateurs de l’UJCML, dont certains étaient ses élèves et amis, ce qui me semble l’essentiel. Je laisse de côté la question de savoir à quel moment Althusser entra en relations suivies avec Charles Bettelheim, lui-même visiteur régulier à Pékin (il se prévalait de relations personnelles avec Zhou Enlaï) et partisan des positions chinoises dans la division du Mouvement Communiste international : au plus tard en tout cas après la parution de Lire le Capital, qui détermina une longue séquence de collaboration entre les deux « équipes » de chercheurs, dont la trace se fait sentir dans certaines de leurs publications. [Note ajoutée pour la parution française] [↩]
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